Après Montréal et Saint-Césaire, la Congrégation de Sainte-Croix est visée par de nouvelles allégations d'agressions sexuelles. Un ancien élève d'une école du Bas-du-Fleuve administrée par les frères de Sainte-Croix au début des années 60 soutient y avoir été agressé. La demande de recours collectif intentée contre la Congrégation pour des agressions commises à Montréal et à Saint-Césaire a incité cette victime à raconter une histoire qui n'a, selon elle, rien d'un cas isolé.

Dans le Bas-du-Fleuve, Pohénégamook, village collé à la frontière américaine, s'étend le long d'un lac. Petite ville aux airs austères, Pohénégamook a plusieurs coeurs. Dans le quartier de Saint-Éleuthère, c'est autour de l'église que semblent converger les activités locales. L'ancienne école surplombe l'église. C'est dans ce bâtiment qu'ont enseigné les frères de Sainte-Croix entre 1959 et 1964. En référence au célèbre collège montréalais des Sainte-Croix, Notre-Dame, l'école avait été baptisée école Notre-Dame.

En 1960, Robert Tremblay (nom fictif) y entame sa septième année. Il a 11 ans quand il rencontre ceux qu'il nomme «la gang de loups», les frères fondateurs de l'école, Armand Dionne, Paul-André Bergeron et le directeur, Paul-Henri Héroux. «C'était lui, le chef de la bande des loups», affirme Robert, retraité de 61 ans. «Il m'a abusé, moi, et il a abusé d'autres aussi», dit-il.

Une année de sévices

Dans le salon d'une confortable maison de la banlieue montréalaise, Robert Tremblay décrit des scènes qui ne l'ont jamais quitté. À l'école, les élèves étaient menés à la baguette et il en fallait peu pour se retrouver dans le bureau du frère Héroux. En punition, celui-ci demandait aux élèves de choisir: les coups ou les attouchements.

«C'était ça ou c'était la strappe de barbier. La strappe, ça laissait des marques sur les mains ou le corps. Tu voulais pas rentrer chez toi avec des marques, dit-il. L'abus, c'était une punition. Et on n'en parlait pas.»

La septième année de Robert a été ponctuée par ces attaques du directeur. «J'ai été victime d'attouchements et d'abus, de masturbation de lui sur moi ou de moi sur lui, de necking, énumère-t-il. C'était dans la maison privée des frères, dans le bureau du frère. Et je n'étais pas le seul.»

Robert décrit des scènes cauchemardesques. «J'ai été abusé dans une barque, dans le milieu du lac. Je n'étais pas tout seul dans la barque. Il y en a un qui ramait, un autre qui se faisait masturber ou qui masturbait le frère (Héroux, ndlr) et les deux autres en avant, fallait qu'ils regardent en avant! Et c'était chacun son tour, cette journée-là. T'imagines-tu? J'ai été élevé au bord d'un lac, mais après cette expérience de pédophilie, j'ai eu peur de l'eau.»

Enfant, Robert a tenté d'attirer l'attention sur ces sévices. En vain. «J'étais allé voir le curé à confesse, mais pour lui, je devenais le coupable. On n'avait pas le droit de dire ça. On était les coupables de ces abus et pas l'adulte qui abusait», explique-t-il.

Au terme de cette année, Robert quitte sa région natale. Le frère Héroux partira lui aussi rapidement. En 1964, la Congrégation de Sainte-Croix quitte aussi l'école.

Un souvenir contrasté

À Pohénégamook, bien des bruits ont couru au sujet des frères, du goût supposé de certains d'entre eux pour les jeunes garçons. «Ça fait longtemps que ça existe, mais avant, il y avait le silence. Et puis, dans ce temps-là, tu te faisais traiter de menteur», se souvient un ancien élève d'une école voisine.

Des agressions sexuelles à Saint-Éleuthère? La question n'étonne guère au village, où La Presse a rencontré plusieurs anciens de l'école Notre-Dame. L'un d'entre eux n'hésite pas à défendre les frères qui, dit-il, ne l'ont pas touché et lui ont ouvert bien des horizons. Cet imposant gaillard se souvient pourtant d'un conseil du frère Bergeron. «Il m'a dit de faire attention à frère Héroux», dit-il. Une mise en garde qu'il se refuse à expliquer.

Des révélations tardives

Pour Robert, il ne fait guère de doute qu'au village, ces choses-là se sont sues. Peu avant de mourir, son propre père lui a demandé s'il avait été abusé par les frères. «Je lui ai dit non, je ne voulais pas qu'il passe de vie à trépas avec ça», dit-il.

Si Robert s'est consacré avec passion à son travail au cours de sa vie, il n'a jamais cessé d'être hanté par le souvenir de ces sévices. De désespoir en dépression, il a connu des problèmes d'alcool, avant de révéler à ses proches le calvaire de son enfance.

Au début des années 2000, la sortie du silence des victimes de pédophiles (parmi les plus célèbres, la chanteuse Nathalie Simard) a encouragé Robert à parler. Il envisage des poursuites, mais la police répond qu'il est trop tard. Il a écrit au supérieur provincial de la Congrégation, Réginald Robert. Sa lettre est restée sans réponse. Il s'est tu, jusqu'aux récentes révélations dans les médias.

Aujourd'hui, il espère que la Congrégation finira par reconnaître les crimes de ses frères. «Je ne veux pas retirer un bénéfice financier, mais je veux qu'on reconnaisse que ça a existé, dit-il. Où que je sois, j'ai des images dans la tête: je ne serai jamais guéri. Psychologiquement, ça brise une vie.»

Jointe lundi matin par La Presse, la Congrégation de Sainte-Croix a seulement été en mesure de confirmer qu'elle avait bien administré le collège de Saint-Éleuthère, que le frère Héroux y avait travaillé et que celui-ci est aujourd'hui décédé. L'avocat de la Congrégation, vers qui nous avons été orientés, ne disposait pas de renseignements sur ce dossier.