Pendant les 17 mois qui ont suivi le dépôt du rapport sur les accommodements culturels, Gérard Bouchard a systématiquement refusé de se prononcer publiquement sur ce sujet. Mais il n'en pensait pas moins. Cette semaine, il a choisi de rompre le silence avec La Presse. Et il ne mâche pas ses mots: selon lui, le gouvernement a carrément «failli à ses responsabilités».

Le gouvernement Charest a «failli à ses responsabilités» en ignorant la majorité des recommandations de la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements culturels. Cette inaction a des conséquences. Et l'une de ces conséquences, c'est la radicalisation de l'opinion publique face aux demandes des minorités.

Voilà le constat dressé par l'historien Gérard Bouchard, l'un des deux coprésidents de cette commission qui avait quadrillé le Québec pendant plusieurs mois, avant de publier son rapport en mai 2008.

Cette radicalisation place le Québec sur une pente dangereuse, craint M. Bouchard. «Elle peut accentuer les tensions entre la majorité et les minorités, créer de l'exclusion et de la marginalisation», et même alimenter de nouvelles explosions sociales, comme à Montréal-Nord.

Après la publication du rapport de la commission qu'il avait coprésidée avec le philosophe Charles Taylor, Gérard Bouchard a passé une année à l'Université Harvard, à Boston. Il a suivi de loin ce qui se passait au Québec, mais a systématiquement rejeté toute demande d'entrevue avec les médias.

Cette semaine, pour la première fois, il est sorti de son mutisme. Lors de sa longue entrevue avec La Presse, il a pris la peine de bien peser ses mots. Il n'a montré ni colère ni frustration. Mais son diagnostic n'en est pas moins implacable: les institutions publiques, les intellectuels et l'État lui-même ont agi comme si les ex-présidents de la commission Bouchard-Taylor avaient tout réglé d'un coup de baguette magique. Alors que selon lui, le rapport, ce n'était qu'un début.

«Je n'ai jamais pensé que nous avions réglé le débat de fond, nous avons fait des recommandations pour éviter que la crise ne se répète et pour établir une démarche, un modèle en matière de relations entre la majorité et les minorités», précise-t-il. Bref, en mai 2008, tout ne faisait que commencer.

Recommandations ignorées

Mais les principales recommandations de la commission ont été ignorées, déplore Gérard Bouchard. Pire: à l'occasion, le gouvernement a pris des décisions carrément contraires à l'esprit du rapport Bouchard-Taylor.

C'est le cas, par exemple, du fameux «contrat de citoyenneté» que Québec a choisi de faire signer aux immigrants. Une décision «erronée» qui fait peser sur les nouveaux arrivants la présomption qu'ils sont susceptibles de violer les principes fondamentaux en vigueur au Québec, dénonce Gérard Bouchard.

«Ça ajoute à la perception négative de l'immigrant, comme si les Québécois de la société d'accueil n'avaient rien à se reprocher en matière de relations hommes-femmes, par exemple.»

Il reproche aussi au gouvernement de n'avoir rien fait pour édicter une charte de la laïcité, comme le recommandait son rapport. Une telle charte, pourtant, aurait permis de tracer des balises dont le Québec aurait bien besoin, au moment où de nouveaux cas d'accommodement religieux refont surface dans le débat public.

Une autre proposition, qui suggérait de créer un «office d'harmonisation», une sorte de centrale d'information sur ce sujet délicat, n'a eu, elle non plus, aucune suite. Aux yeux de Gérard Bouchard, cet office aurait permis de sensibiliser l'opinion publique à la réalité des accommodements. Il aurait constitué un «rouage essentiel» permettant d'éviter l'explosion de nouvelles crises.

M. Bouchard déplore aussi que Québec n'ait rien fait pour promouvoir «l'interculturalisme», ce modèle original, propre au Québec, à mi-chemin entre le multiculturalisme et l'assimilation. De ne pas avoir agi suffisamment pour améliorer l'accès à l'emploi des immigrants. De s'être dépêché de préserver la place du crucifix à l'Assemblée nationale, un geste politique «à courte vue», alors que la commission avait suggéré d'enlever ce symbole religieux chrétien.

Et il n'en revient pas encore que la ministre de la Condition féminine, Christine St-Pierre, ait pu dire qu'elle n'avait pas d'opinion quand le débat sur le port du foulard islamique a resurgi, au printemps dernier. «Mais c'est sa responsabilité!» s'étonne-t-il.

Plus récemment, enfin, la ministre de l'Immigration, Yolande James, a abandonné trop rapidement selon lui le projet de loi 16 qui allait dans le sens du rapport Bouchard-Taylor.

«Le gouvernement n'a pas exercé ses responsabilités», résume Gérard Bouchard. Résultat de tous ces atermoiements: l'opinion publique s'est cristallisée sur quelques cas d'accommodement, comme celui concernant le sexe des instructeurs de la Société de l'assurance automobile du Québec, donnant l'impression que le Québec accepte tout et n'importe quoi. Ce qui est loin d'être le cas, tient-il à souligner.

«En cinq ans, la moitié des demandes d'accommodement formulées auprès de commissions scolaires ont été rejetées», dit-il, en regrettant que ce genre de statistique ne figure nulle part.

Radicalisation

Gérard Bouchard a rompu le silence à la suite du sondage publié cette semaine dans La Presse qui montre un rejet massif des accommodements religieux au Québec. Une statistique qui l'a particulièrement frappé: près de 60% des Québécois s'opposent au port d'un signe religieux dans les lieux publics.

Il remarque que contrairement à ce que l'on a vu dans le passé, ce rejet se manifeste aussi fortement chez les jeunes que chez les répondants plus âgés.

«Si ce sondage est juste, il y a un réalignement important de l'opinion publique, un choix de société qui commence à se dessiner, et moi, je ne suis pas d'accord avec ce choix», dit-il.

Selon le sondage, sept Québécois sur dix estiment que la commission Bouchard-Taylor n'a pas éclairé le débat sur les accommodements. Gérard Bouchard réagit avec humilité devant cette donnée: «Si les gens le croient, ils ont raison, il faut en prendre acte et relancer le débat.»

Une autre commission? Pas du tout, répond-il. Mais il y a nettement un besoin de sensibilisation. Or, «l'organisme qui aurait pu s'en occuper n'a pas été créé, et le gouvernement qui aurait pu prendre des initiatives dans ce sens ne les a pas prises».

Lui-même compte alimenter le débat en organisant une conférence internationale sur l'interculturalisme, prévue pour 2011.