Cela s'est passé le 27 janvier dernier. Dans la baie d'Audierne, dont les eaux baignent les côtes de Bretagne, le sous-marin français Le Terrible est en plongée. À 9 h 25, heure locale, le navire lance un missile balistique M51.

L'engin est propulsé hors de l'eau. À quelques dizaines de mètres au-dessus de la surface, ses moteurs alimentés au propergol solide sont actionnés. Le missile monte, monte, monte et atteint une vitesse vertigineuse -plusieurs milliers de kilomètres à l'heure.

Une vingtaine de minutes plus tard, le missile retombe dans l'océan Atlantique, à quelque 2000 km des côtes de la Caroline-du-Nord, affirme le site internet Secret défense.

Le ministère de la Défense de France ne confirme pas ce genre d'information. Mais il reconnaît la tenue -et la réussite- du test, le quatrième avec un missile M51 et le premier à partir d'un sous-marin. Le Ministère souligne aussi que des zones aériennes et maritimes avaient été réservées pour l'occasion.

Le Canada est directement concerné par ces « réservations » de zones. Dans sa course, le missile traverse une petite partie de l'espace aérien de l'Atlantique Nord sous la responsabilité du centre de contrôle de Gander, à Terre-Neuve.

Durant près de quatre heures, NAV Canada, organisme responsable du trafic aérien au pays, a interdit aux navigateurs de pénétrer dans un secteur de l'océan qui relève de son autorité (mais qui se trouvait hors des limites territoriales du pays).

Dans les dernières années, le gouvernement fédéral a dû composer à quelques reprises avec des essais de missiles balistiques. Selon des renseignements glanés auprès de différentes instances fédérales, La Presse a appris que, depuis le 1er septembre 2006, la France, la Russie et les États-Unis ont requis la collaboration canadienne pour un total de neuf tirs de missiles. Mais seulement quatre (vraisemblablement tous de la France) ont été réalisés.

Lorsqu'un pays réalise un tel exercice, Ottawa déploie un important système de surveillance, apprend-on à la lecture de documents -largement caviardés- obtenus du ministère de la Défense nationale grâce à la Loi sur l'accès à l'information.

« Le gouvernement du Canada est normalement avisé de tout lancement prévu qui risque d'avoir une incidence sur les intérêts du pays », peut-on lire dans un de ces documents.

Le texte énumère les organismes concernés par un tel lancement: le ministère de la Défense nationale, Transports Canada, NAV Canada, Pêches et Océans, le ministère des Affaires étrangères et Environnement Canada. Le ministère de la Sécurité publique (MSP) assure la coordination des mesures et l'analyse des données.Légal et sous surveillance

En vertu d'accords internationaux, des nations amies s'entendent sur les protocoles des tirs de missiles balistiques, dit William Allan, professeur au département de génie mécanique au Collège militaire royal de Kingston.

«Pour des essais réalisés sur des milliers de kilomètres, il faut un plan où l'on s'assure de la sécurité entre les deux endroits, dit-il. Il y a des protocoles à respecter, comme l'évaluation des risques, des fenêtres de temps disponibles pour les essais, l'interdiction de navigation dans les airs et sur la mer.»

Selon le lieutenant-colonel Norbert Cyr, il existe «des champs de tir et des zones d'impact» déterminés à l'avance entre les pays.

Au Canada, la préparation d'un tel tir peut durer jusqu'à un mois. La phase cruciale se situe dans les heures précédant et suivant le tir.

Comme ce sont des essais, les missiles ne sont pas -on s'en doute!- dotés de têtes nucléaires ni d'aucune autre charge. Mais leur passage dans le ciel et leur chute forcent les autorités à interdire certaines zones. Il faut alors modifier les plans de vol des avions civils. C'est d'autant plus vrai au-dessus de l'Atlantique Nord, le secteur aérien le plus fréquenté au monde.

La circulation maritime est aussi sous surveillance. Ainsi, dans l'un des documents que nous avons obtenus, il est clairement indiqué que, à l'approche d'un de ces tests, le ministère des Ressources naturelles du Canada devra informer les plates-formes de forage océaniques. Il y en a plusieurs au large des côtes de Terre-Neuve et de l'île de Sable.

On peut y lire aussi que, lors d'un tir, NAV Canada avait décrété une exclusion de vol de 300 milles nautiques, zone qui a été par la suite réduite à 180 milles nautiques.

Selon le lieutenant-colonel Nobert Cyr, porte-parole de la Défense nationale dans ce dossier, tout est prévu pour que les missiles s'autodétruisent en cas de défaillance: «Dans les années 80, lorsque les Américains ont testé des missiles Cruise au Canada, un Canadien suivait le missile à bord d'un avion militaire. Il avait un doigt sur le bouton, prêt à faire sauter le missile en cas de problème.»

La France a réalisé son premier tir de missile M51 le 9 novembre 2006. À l'époque, la chose avait soulevé une certaine irritation chez les autorités canadiennes. Dans un article, La Presse avait cité des extraits d'un document ministériel où l'on affirmait: «Les autorités françaises sont parfaitement dans leur droit d'effectuer ce test de missile. Cela dit, le lancement pourrait avoir un impact économique important sur l'industrie aérienne et pourrait susciter des questions de sécurité.»

Selon Albert Legault, professeur retraité de l'UQAM et spécialisé dans les questions de sécurité, le Canada sait à tout moment ce qui se passe à l'intérieur et aux approches de son territoire aérien.

«Je pense que le Canada est toujours en mode surveillance à partir des radars de NORAD, dit-il. Il se peut également que les données des radars à pulsions phasées (à Beale, en Alaska, à Thule, au Groenland, et à Fylingdales, en Angleterre) passent probablement par les lignes de communications du NORAD, ce qui fait que le Canada a un accès immédiat aux trajectoires des missiles en provenance d'autres pays.»

 

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Le missile français M51

Le M51 est un nouveau type de missile balistique français. À compter de 2010, il remplacera graduellement le M45 et deviendra le fer de lance de la force de dissuasion nucléaire de la France. D'une portée de 8000 km, long de 12 m et d'une masse de 56 tonnes au lancement, l'engin peut être doté de six têtes nucléaires d'une charge de 150 kilotonnes chacune (l'équivalent de 150 000 tonnes de TNT). La France entend installer 16 missiles dans chacun de ses sous-marins Le Terrible (notre photo), Le Vigilant, Le Triomphant et Le Téméraire.

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Trois questions, trois réponses...

Aux fins de ce reportage, nous avons demandé à trois ministères fédéraux (Défense nationale, Transports et Sécurité publique) de nous dire combien de tirs de missiles avaient été réalisés ou combien de demandes de collaboration pour des tirs de missiles balistiques avaient été acheminées au Canada depuis le 1er septembre 2006. Et nous avons eu trois réponses différentes!

À noter que ces réponses ne sont pas contradictoires. Elles se complètent...

«Pour des raisons de sécurité, on ne peut pas vous donner de chiffres», a d'abord indiqué un porte-parole des Forces canadiennes. C'est le NORAD, organisation canado-américaine chargée de la protection aérienne de l'Amérique du Nord, qui, en fait, a rejeté notre requête, a ajouté ce porte-parole.

À Transports Canada, on nous a dit ceci: «Depuis le 1er septembre 2006, Transports Canada peut confirmer avoir reçu un total de neuf demandes de tirs provenant de la France, de la Russie et des États-Unis respectivement.» On a ajouté que des nations étrangères peuvent aussi demander l'envoi d'avis d'interdiction de navigation pour d'autres raisons, comme le lancement de la navette spatiale par exemple.

Enfin, à Sécurité publique Canada, on nous a dit ceci: «Depuis le 1er septembre 2006, un seul gouvernement a mené quatre essais de missiles balistiques qui ont eu une incidence directe sur l'espace aérien international et les eaux internationales entourant le Canada. Ces essais n'ont eu aucune incidence sur la sécurité des Canadiens.»

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Vol mystérieux au-dessus de Harbour Mille

En prenant des photos du soleil couchant vers 17h, le 25 janvier dernier, une résidante du village de Harbour Mille, sur la côte sud de Terre-Neuve, a vu un objet s'élever à haute vitesse au-dessus de l'océan. Elle a pris une photo de ce qui ressemble à une fusée. D'autres résidants ont eu le temps d'observer le phénomène. Des questions ont été soulevées. Les médias anglophones ont rapporté l'histoire. Dans les jours suivants, plusieurs ministères fédéraux se sont renvoyé la balle les uns aux autres. Un député libéral de Terre-Neuve, Gerry Byrne, est intervenu. «Tout ce que nous avons eu comme réponse officielle, c'est qu'il y a beaucoup d'amateurs d'aéronautique qui bricolent des fusées dans cette région, s'offusque-t-il dans une entrevue avec La Presse. C'est une blague?! Moi, je veux plus d'explications.» Des témoins disent avoir observé le phénomène durant 15 minutes. Or, c'est impossible dans le cas d'un objet qui vole à très haute vitesse, selon William Allan. «C'est tellement improbable, dit pour sa part le lieutenant-colonel Norbert Cyr, de la Défense nationale. Selon les conventions, tirer un missile balistique sans en avertir les autres pays est considéré comme un acte de guerre.» Il voit mal comment une nation amie pourrait prendre un tel risque. Cela dit, le mystère demeure entier.

Photo: Archives Reuters