Le marché des Enfants-Rouges à Paris, vous connaissez? Ariane Moffatt s'est inspirée de cet endroit paraît-il envoûtant pour rédiger la 16e Dictée des Amériques, sans doute l'une des plus poétiques des dernières années, et juste assez difficile pour satisfaire les férus d'orthographe.

Ariane Moffatt, qui fête d'ailleurs son 30e anniversaire aujourd'hui même, en a offert une lecture inspirante devant 110 participants venus de 30 pays, hier, à l'Assemblée nationale. Quatre participants l'ont déjouée, ne commettant aucune faute à sa dictée pourtant truffée de pièges, mais aucun Québécois n'est reparti avec le titre de grand champion.

Dans sa dictée intitulée «Le marché de toutes les solitudes», et retransmise à Télé-Québec, Ariane Moffatt traduisait l'ambiance à la fois animée et mélancolique de ce petit marché parisien fréquenté au cours de son récent séjour là-bas. On la savait exquise en chanson, on l'ignorait aussi inspirée en dictée.

Au milieu de la poésie se glissaient plusieurs pièges parmi les plus sournois. Dont ces «badauds rabat-joie», «parfums volatils», «héliotropes vanillés» et autres «abysses intérieurs», qu'il fallait accorder correctement. Plusieurs se souviendront longtemps que cellophane est un mot féminin, comme dans «cellophane irisée».

De ce joli marché, il ne fallait pas confondre le halle avec celui d'un hôtel, sans «e». Trait d'union ou pas dans colin-maillard? Trait d'union. Mais pas dans vague à l'âme, goutte à goutte et bon chic bon genre.

Deux parcours sans faute

Peut-être inspirés par des lieux familiers, deux Français ont réussi un parcours sans faute. Paul Levart, un informaticien de Vanves, a remporté l'or dans la catégorie seniors amateurs, alors que Daniel Malot, un professeur d'espagnol à la retraite, est arrivé premier chez les seniors professionnels. Celui-ci avait terminé cinquième à deux reprises à la dictée de Bernard Pivot en France, et participe régulièrement à des concours de dictée dans son pays.

Chez les juniors, l'étudiant suisse Florian Widmer a obtenu l'or, ne commettant aucune faute dans la portion junior. Il s'en est fallu de peu pour que Kate Elizabeth Murphy de Lac-des-Aigles le rejoigne, si ce n'était d'une demi-faute commise dans le texte de départage.

Seule fille parmi les grands champions, l'Égyptienne Hana Afifi a décroché l'or chez les juniors de pays dont le français n'est pas une langue officielle. À sa toute première participation à un concours du genre, l'étudiante du Caire a notamment buté sur le mot élégiaque, qu'elle a écrit avec deux «l», et qui signifie «sur un ton mélancolique».

Si aucun Québécois n'a remporté l'or, cinq sont repartis avec l'argent ou le bronze, notamment Line Frenette de Château-Richer, qui a remporté l'argent chez les seniors professionnels avec une demi-faute. Grand champion chez les seniors professionnels dont le pays n'a pas le français comme langue officielle, l'Algérien Louafi Abid, dont la première langue est l'arabe, n'avait jamais fréquenté de restaurant japonais, de sorte qu'il n'a su écrire correctement «sashimis».

Première femme en 10 ans à rédiger la Dictée des Amériques, Ariane Moffatt n'a pas voulu abuser de mots complexes, préférant piéger les concurrents avec les accords de genre ambigus. Plus qu'à l'habitude, les concurrents se sont montrés charmés par la beauté poétique du texte. «Au départ, c'était même plus poétique, mais il a fallu ajouter certains défis, comme bon chic bon genre.»

Le marché des Enfants-Rouges l'a charmée, lui procurant «des mots magnifiques qu'on n'utilise pas souvent», comme estaminet, un petit café. Même s'il n'avait jamais entendu parler de l'endroit, le grand champion français Paul Levart est convaincu que ce choix de l'artiste lui a porté chance. «J'ai cru sentir une atmosphère, ça m'a aidé!»

Et puisqu'on se passionne ici pour la langue française, la majorité des grands champions, d'où qu'ils soient, se montrent favorables à la réforme de l'orthographe, qui suscite beaucoup de débats à l'heure actuelle.

LA DICTÉE D'ARIANE MOFFATT

Le marché de toutes les solitudes

Le marché des Enfants-Rouges est couvert comme le ciel de Paris. Ensemble, ils valsent entre deux saisons sur un air élégiaque. J'y entre comme une revenante en des contrées familières.

Chacune des échoppes qui l'occupent protège affectueusement ses arômes et saveurs si recherchés, agrumes colorés ou primeurs juste livrées. Les denrées en rangs serrés bravent le froid et l'humidité. Les commerçants les réchauffent de gestes intuitifs; chaque mouvement prend la forme de ces instants d'éternité que l'on arrache parfois aux jours insoumis.

(Fin de la dictée pour les juniors B)

C'est le marché de toutes les solitudes. Sous la cape silencieuse de cette matinée d'avril, je feins de lire pour m'abandonner à la poésie des lieux.

Debout au centre de l'estaminet avec le vide comme unique public, un quidam chante pour affronter sa déréliction loin des badauds rabat-joie.

(Fin de la dictée pour les juniors A)

Plus loin, sous le regard presque indifférent du traiteur japonais qui aligne sashimis et ballottines, une femme d'affaires bon chic bon genre s'agrippe à l'oreillette de son téléphone pour éviter de sombrer dans ses abysses intérieurs.

Partout autour, les parfums volatils se font enjôleurs; la fleuriste achève ses bouquets d'héliotropes vanillés qu'elle enveloppera de cellophane irisée.

(Fin de la dictée pour les seniors B)

Suspendue au temps qui s'écoule goutte à goutte, je laisse mon imagination entrer en scène. Le rire cristallin des orphelins qui vivaient ici même voilà quelque cinq siècles parvient en écho résonnant sans cesse à mes tympans. Ces enfants perdus semblent jouer à colin-maillard, comme le soleil avec les nuages, dans les allées labyrinthiennes de l'imperturbable halle. Ils apparaissent sous mes yeux attendris, tout de rouge vêtus. Fantassins de l'abandon aux couleurs de la Charité, frêles coquelicots aux pétales chiffonnés, ils caracolent et folâtrent, narguant l'immobilité.

Au petit marché des Enfants-Rouges, enjouement et affliction, vague à l'âme et exacerbation des sens se sont donné rendez-vous.

J'y reviendrai demain sans faute, après-demain, voire tous les jours.