Jeannot pousse la porte du motorisé et s'écroule sur un tabouret. Le jeune homme de 26 ans a dormi quatre heures depuis une semaine. Durant ces sept jours, il a pris un incroyable cocktail de drogues dures. Son corps est agité de soubresauts, comme un pantin désarticulé dont un être invisible tirerait les ficelles. Il lève un bras, avance une jambe, ouvre la bouche. Son corps, assoiffé de sommeil, et son coeur, soumis aux messages contradictoires de l'héroïne — un dépresseur — et de la coke — un stimulant — sont en déroute totale.

Jeannot est au bord de la surdose.

Lundi, 23 h. La rue Ontario est un tapis de satin noir. La pénombre règne dans le motorisé. Seule une petite rangée de lumières éclaire la figure de cire de Jeannot, beau jeune homme à la crinière blonde.

Après quelques minutes, l'effet de la roche de crack qu'il vient tout juste de fumer se dissipe. Péniblement, Jeannot se lève et va à l'arrière voir Andréanne Fafard, une intervenante de L'Anonyme.

Jeannot commence par vider ses poches. Il en sort 10 seringues usées. «Tu as vraiment besoin de dormir», lui fait remarquer l'intervenante. «Je vais aller au squat. Et je vais dormir avec ça», annonce le jeune, en sortant de ses poches un petit sachet contenant 10 comprimés de Seroquel, un puissant médicament antipsychotique.

Andréanne Fafard le regarde longuement. «Tu ne vas pas tout prendre, c'est promis ?» Jeannot promet. Il jette ses seringues usées. Puis, il ramasse quelques seringues propres. En sortant de l'autobus, il se retourne et, pendant quelques secondes, il a l'air de ce qu'il aurait toujours dû être: un jeune magnifique, qui sourit de toutes ses dents, le pouce en l'air.

La porte se referme en claquant.

Jeannot ira-t-il vraiment dormir dans son squat ? Andréanne et sa collègue, Maude Calvé-Thibault, n'en savent rien. Mais qu'auraient-elles pu faire ? Le jeune ne voulait pas aller à l'hôpital. Aucune ressource d'hébergement n'accepterait un jeune aussi intoxiqué. «Il aurait juste besoin d'une place pour dormir pendant trois jours. Mais ça n'existe pas», dit Andréanne Fafard. «On est souvent devant l'impuissance, ajoute sa collègue. On est aux premières loges de la misère et de l'autodestruction.»

Les deux intervenantes connaissent bien Jeannot. C'est un habitué. L'autobus bariolé est probablement l'un des seuls repères dans sa vie de jeune junkie itinérant. Car Jeannot et quelques autres vivent, hiver comme été, sur ce coin de rue. «Un soir, il est venu dans l'autobus, raconte Andréanne Fafard. Il a mis sa musique, il s'est mis à danser. Après, il s'est assis. Il nous a parlé. Il venait d'apprendre qu'il était atteint du VIH.»

Minuit, quartier Centre-Sud. Un jeune et sa copine mendient, assis sur le trottoir. Ils ont un chien. Elle est enceinte.

L'autobus s'arrête juste devant une porte du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Cette porte, c'est celle d'Yvonne. La femme de 47 ans ne peut pas sortir de chez elle le soir : elle est «quadrilatère» dans toute l'île de Montréal. «Quadrilatère», c'est la sanction donnée par un juge aux prostituées. Elles n'ont pas le droit de se trouver, le soir, dans le quadrilatère donné. Yvonne, elle, a tellement fait de prostitution, partout à Montréal, qu'un jour, un juge s'est fatigué : il l'a confinée à sa maison tous les soirs.

Ce qui ne veut pas dire qu'Yvonne a arrêté de se prostituer. Elle harangue les clients de sa fenêtre ouverte. Et ce soir, elle a besoin de «matériel». L'autobus s'arrête donc juste vis-à-vis sa porte. Yvonne regarde à gauche de sa porte, à droite. Pas de policiers en vue.

Yvonne porte une minijupe et une camisole noire qui laisse voir ses seins décharnés. Elle n'a pas une dent dans la bouche. Ce qui est, semble-t-il, très apprécié des clients. Idéal pour les fellations.

Yvonne n'arrête pas de bouger ni de parler. Elle est toujours comme ça. Mais ce soir, en plus, elle a un problème. «Je pense que je suis enceinte.» Ce serait son septième enfant. Des enfants qui sont, évidemment, tous placés. Deux de ses filles font elles aussi de la prostitution.

«La grossesse, ça ferait combien de temps ?» dit Andréanne. «Ah, je m'en câlisse. Je m'en câlisse», dit d'abord Yvonne. Mais finalement, elle plie. Elle ira cette semaine à l'hôpital passer un test de grossesse avec Pénélope Boudreau, l'infirmière qui travaille à bord du motorisé.

Quatre heures et demie du matin, coin Sainte-Catherine et Saint-Hubert. C'est l'aube. Un jeune homme aux traits autochtones danse au milieu de la rue. Puis, il s'agenouille, front contre le bitume.

Rue Frontenac. Le cellulaire de l'autobus sonne. C'est une jeune femme, elle a un urgent besoin de seringues. Elle arrive en courant sur ses talons hauts. Blonde, 27 ans, enceinte de sept mois. «Le monde chez nous n'a plus de seringues propres et ils sont en train de virer fous, lance-t-elle.

— Et toi, tu ne consommes pas ? lui demande Andréanne Fafard.

— Non. Moi je fume juste du crack, répond la fille.

— Es-tu suivie pour ta grossesse ?

— Non.»

L'intervenante lui propose de venir voir l'infirmière à bord de l'autobus. Elle insiste. La fille, méfiante, ne veut rien savoir. Elle repart avec une boîte de 100 seringues.

En sortant, elle jette un coup d'oeil explicite au passager d'une camionnette. «Elle fait encore de la prostitution», observe Maxim Leroux, qui travaille à bord ce soir.

Et ça pogne, les femmes enceintes ? «Toutte pogne», dit-il, d'un ton las.

Donner des seringues à une femme enceinte, ça pose quelques questionnements éthiques. «Si on ne lui donne pas de seringues, elle va se piquer avec des seringues sales», dit Andréanne Fafard.

Sylvain Kirouac, travailleur de rue à L'Anonyme, a une autre vision des choses. Il travaille rarement dans le motorisé. Il arpente plutôt les «piaules», ces appartements où se rassemblent les toxicomanes. Il a déjà posé un ultimatum à une cliente, enceinte pour la deuxième fois en moins d'un an. «Tu arrêtes de consommer ou je coupe le contact.» Justine a choisi de couper les ponts.

Quand on l'a emmenée à l'hôpital pour un avortement tardif, le médecin lui a lancé, à la fin de l'intervention : «Le bébé était encore vivant quand on l'a sorti.» Justine s'est réveillée sous l'effet de cette douche psychologique glacée.

Elle s'est sortie de la dope.

Vingt-deux heures trente, quartier Pointe-Saint-Charles. Un homme de 50 ans entre dans l'autobus avec un sac réutilisable. Il repart avec 100 seringues, 288 condoms et 5 pipes à crack.

Quand l'autobus de L'Anonyme a commencé à rouler, il y a 18 ans, il tournait autour du centre-ville, du Centre-Sud et d'Hochelaga-Maisonneuve. Mais les populations-cibles ont lentement migré ailleurs dans l'île. Le motorisé a suivi. L'Anonyme roule maintenant dans 10 quartiers de la métropole. Nous sommes aujourd'hui dans NDG, coin Walkley et Chester. Un des secteurs les plus dangereux de Montréal.

Ici, les filles ne font pas le trottoir : elles sont derrière les murs de ces immeubles, souvent sous la coupe de gangs de rue. Ici, les relations sans condom sont plus payantes. «Il y a beaucoup de demande pour des tests de grossesse, souligne Maxime Leroux. On leur explique que l'avortement n'est pas une méthode de contraception. Elles disent oui, mais elles reviennent.»

Ici, donc, les filles ne sont pas dans la rue, et les jeunes ne sont pas itinérants. Prenez Jacob, par exemple, qui monte à bord. Il est grand, beau et jeune. Et, évidemment, il est noir.

Sauf qu'un Noir, coin Walkley et Chester, ça rend les policiers nerveux. Il y a quelques mois, Jacob s'est fait arrêter parce qu'il n'avait pas de réflecteur sur sa bicyclette. Son ami a voulu prendre sa défense. Le copain avait les mains dans les poches. Le banal incident s'est ainsi transformé en opération majeure. Les renforts, six autos de police, les armes sorties. Jacob était couché sur l'asphalte. «J'ai eu peur, man, je tremblais. J'étais sûr que la policière allait tirer», raconte Jacob.

Dans Saint-Michel, le portrait est semblable. Le soir de notre passage, l'autobus était garé près du boulevard Pie-IX. Soudain, on a entendu une série de petits claquements secs. Quatre jeunes Haïtiens sont accourus dans l'autobus. «Des coups de feu. Près de la 47 e», ont-ils hurlé en choeur. Le plus jeune, terrorisé, s'est couché sur le plancher de l'autobus.

Il y a deux ans, devant ces immeubles de la 48e Rue, il y avait beaucoup de prostitution. «Les problématiques étaient identiques au centre-ville. Une fille dans une piaule qui se prostitue. Une autre qui est enceinte et qui se shoote», raconte Maude Calvé-Thibault. La police a fait le grand ménage.

Néanmoins, les intervenants y distribuent plusieurs centaines de condoms par semaine. Les filles y sont souvent de petites poupées hypersexualisées, encouragées à être passives. Pour les pousser à exiger le port du condom, les intervenants ont conçu des petites culottes roses dotées de slogans évocateurs. J'ai le gros bout du bâton. Terrain de jeu protégé. On donne les petites culottes aux filles et la discussion s'engage.

On distribue assez peu de matériel d'injection dans Saint-Michel. Ce qui ne veut pas dire que la toxicomanie n'existe pas, loin de là. « On est allés une fois à (la polyvalente) Louis-Joseph-Papineau pour la semaine de la toxicomanie. C'est écoeurant les problématiques qu'on a eues. J'ai jasé avec un jeune de 14 ans : il avait de très bonnes connaissances en injection. À 14 ans !» raconte Maxim Leroux.

Il a fallu beaucoup de temps et de patience aux intervenants pour apprivoiser des quartiers comme Walkley ou Saint-Michel, qui sont, résume l'intervenant, «un monde clos». Au début, les jeunes vêtus à la mode des gangs de rue entraient dans l'autobus en roulant des épaules. Ils ouvraient toutes les armoires et piquaient des trucs. « Et aujourd'hui, ce sont les anciennes fortes têtes qui rappellent les nouveaux à l'ordre ! » rigole Maxim. Mais les heures passées à attendre en vain des clients ont fini par payer. Les intervenants ont tissé des liens durables. Dans Côte-des-Neiges, ce soir, quatre femmes antillaises partagent leurs fruits de tamarin avec Maude Calvé-Thibault et Andréanne Fafard. «Avez-vous des condoms pour femmes ?» demande l'une d'elles. Maude déballe un échantillon. La chose a l'air d'un sac ziploc lubrifié. Tout le monde croule de rire.

Vingt et une heures trente, quartier Saint-Michel. Un couple monte dans l'autobus avec un bambin de 3 ans. Le petit prend un verre de jus. La mère a 16 ans. Son conjoint, 14.

Ce soir, avant de monter dans l'autobus, Maude Calvé-Thibault veut superviser une entrevue. Maude a convaincu un certain nombre de jeunes de la rue de réaliser des émissions de radio qui seront diffusées sur les ondes de CIBL.

Ce soir, Marie-Pierre, 25 ans, interviewe sa mère, Jocelyne, 52 ans. Marie-Pierre a été toxicomane pendant des années. Elle s'est prostituée. Elle a perdu la garde de ses deux filles qui habitent chez Jocelyne. Leur échange est bouleversant.

« Ça a été quoi, le plus difficile ?» demande Marie-Pierre. « Il y a eu beaucoup de choses difficiles, répond Jocelyne. Ce qui m'a sauvée, c'est que j'ai cessé d'être ta mère. Ce sont tes filles qui m'ont sauvée quand je suis devenue leur mère à elles. Parce qu'avant, j'avais l'impression d'être au bord d'une piscine, de voir ma fille se noyer et de ne pas pouvoir la sauver.»

Elle aussi était aux premières loges de l'autodestruction.

L'Anonyme, c'est quoi ?

C'est un organisme communautaire qui oeuvre auprès des usagers de drogues injectables — 23 000 personnes à Montréal — en prévention du sida. Son motorisé, qui roule cinq soirs et deux nuits par semaine, arpente 10 quartiers. Ils distribuent des condoms, ainsi que du matériel d'injection et des pipes à crack. Les travailleurs sociaux à bord font de l'intervention sociale et de l'éducation sexuelle. La clientèle cible a entre 14 et 30 ans. L'an dernier, L'Anonyme a donné 191 000 condoms, 67 000 seringues, 2500 pipes à crack. L'équipe d'intervenants a rejoint plus de 10 000 personnes.

Pourquoi distribue-t-on du matériel d'injection ?

D'un point de vue de santé publique, il est préférable de distribuer du matériel propre aux toxicomanes afin qu'ils évitent des maladies comme le sida ou l'hépatite C. Il vaut également mieux que les prostitués se protègent du sida en exigeant du client qu'il porte le condom. C'est la philosophie de réduction des méfaits.