Pour la toute première fois, des images d'interrogatoires de prisonniers tournées à Guantánamo sont dévoilées. Et elles mettent en présence un jeune Canadien dont on réclame de plus en plus le rapatriement. Récit d'une journée où le Canada n'a pas été vu sous son meilleur profil.

La diffusion hier d'une vidéo montrant le prisonnier Omar Khadr pleurant et gémissant alors qu'il est interrogé par des agents du Service canadien du renseignement de sécurité pourrait aider la cause d'autres prisonniers croupissant dans les geôles de Guantánamo.

C'est du moins ce que prétendent certains organismes américains de défense des droits joints par La Presse. Ces entités dénoncent avec vigueur le contenu de la vidéo, y voyant une preuve supplémentaire des mauvais traitements infligés aux prisonniers. Mais d'un autre côté, ils décèlent dans le contenu des arguments pour bâtir leur défense.

«Tout élément permettant de prouver que les prisonniers de Guantánamo sont l'objet d'interrogatoires dont les techniques sont illégales ou inhumaines aidera les avocats des autres détenus de cette prison, déclare Sonia Hall, conseillère senior en matière de terrorisme et de contre-terrorisme chez Human Rights Watch à New York. En ce sens, le contenu de la vidéo est un élément de preuve.»

Visionnez des extraits de l'interrogatoire



«Nous réclamons nous aussi les documents que détient le gouvernement des États-Unis sur les interrogatoires à Guantánamo. Mais il fait tout ce qu'il peut pour nous mettre des bâtons dans les roues. Or, voilà une preuve de plus qui s'ajoute à la pression que nous pourrons mettre sur lui», dit Jamil Dakwar, directeur du programme des droits humains chez American Civil Liberties Union.

Cet organisme dont le siège social est à New York a formé une équipe d'avocats prêts à intervenir pour défendre une vingtaine de détenus de Guantánamo si ceux-ci en font la demande. «À notre avis, ce que nous avons vu de la vidéo sur Khadr ne constitue que la pointe de l'iceberg en matière de mauvais traitements des prisonniers», dit-il.

Omar Khadr est ce jeune Canadien arrêté en Afghanistan à l'été 2002 à la suite d'un échange de feux avec l'armée américaine. Alors âgé de 16 ans, il a été accusé d'avoir tué un agent des forces spéciales. Blessé, il a été incarcéré durant quelque temps en Afghanistan avant d'être transféré dans les geôles de Guantánamo où il croupit toujours. En dépit des appels de plusieurs organismes et individus pour son rapatriement au pays, le gouvernement canadien ne bouge toujours pas.

Mais avec ce qu'on a vu hier, Sonia Hall estime maintenant que le gouvernement canadien n'a plus le choix de demander le rapatriement de Khadr. «Il s'agit d'une pièce justificative supplémentaire en faveur de son retour au pays», dit-elle.

«Aidez-moi! Aidez-moi!»

Hier, le Canada s'est retrouvé au coeur de l'actualité planétaire avec la diffusion de l'interrogatoire de Khadr réalisée par des agents du SCRS. La diffusion du document a été rendue possible à la suite de décisions de la Cour suprême et de la Cour fédérale (pour le contenu) du Canada. Ottawa n'en a pas appelé et les avocats de Khadr ont mis la vidéo en ligne très tôt, hier matin.

Les extraits, obtenus à partir d'une caméra que les autorités militaires avaient installée dans ce qui semble être une bouche d'aération, montrent un jeune homme qui, d'abord confiant, s'écroule en larmes alors que l'interview des agents du SCRS s'allonge. Son interlocuteur, un agent du SCRS dont on a masqué le visage, réfute plusieurs allégations du jeune prisonnier.

«Aidez-moi! Aidez-moi! Aidez-moi!» répète sans cesse Khadr, tout en pleurnichant, alors que ses interlocuteurs viennent de sortir de la cellule d'interrogatoire pour quelques minutes. Si le jeune homme ne fait pas l'objet de violence physique, il semble sous le poids d'un lourd stress psychologique.

Selon la famille de Khadr, le jeune disait en fait «Oh! Maman» en arabe. «C'est très triste. C'est mon frère. C'est mon petit frère», a indiqué la soeur de Khadr, Zaynab, à La Presse Canadienne.

Dans un autre extrait, Khadr dit recevoir des mauvais traitements. Il lève son chandail et montre ses blessures, infligées dans son combat avec les forces américaines en Afghanistan. «Je ne suis pas docteur, mais je crois que vos soins sont adéquats», lui répond l'agent canadien.

Né à Toronto, Khadr est le dernier citoyen occidental détenu à Guantánamo. Tous les autres prisonniers, anglais, australiens, etc., ont été renvoyés dans leur pays.

Hier, dans une entrevue à CBC, un porte-parole du bureau de Stephen Harper, Kory Teneycke, a déclaré qu'aucun changement n'était à prévoir dans son cas. «M. Khadr fait face à des accusations graves. Il y a un processus judiciaire en cours pour déterminer son sort», a-t-il dit. «De parler d'un processus judiciaire juste est une absurdité», lance Julia Hall.

Selon René Provost, directeur du Centre for Human Rights and Legal Pluralism de l'Université McGill, le contenu de la vidéo n'aidera pas nécessairement les avocats des autres prisonniers. D'autres documents sont encore plus compromettants. «On sait par exemple que des techniques comme la privation de sommeil et la simulation de noyade ont été utilisées sur ces personnes», dit-il.

Il croit par contre que les renseignements mis à jour au cours des dernières semaines mettent le gouvernement canadien dans l'embarras. «Auparavant, Ottawa disait que Khadr n'était pas détenu par son pays mais par les États-Unis et que c'était à lui de se défendre. Mais depuis, on a appris que le Canada savait qu'il avait subi de mauvais traitements en vue de sa rencontre avec des agents canadiens. Le gouvernement ne peut plus alléguer : Ce n'est pas nous, c'est eux. Il a aussi les mains sales.»

En ce sens, conclut le professeur, Ottawa ne possède pas beaucoup d'avenues autres que celle de demander le rapatriement du jeune homme afin de garantir ses droits constitutionnels.

Voici quelques extraits de l'interrogatoire d'Omar Khadr tels qu'entendus sur la vidéo rendue publique hier.

Khadr : «Je dis la vérité.»

Agent canadien : «Tu n'es même pas capable de me regarder quand tu dis ça ôte ta main.»

Khadr : «Non, vous vous fichez de moi.»

Agent canadien : «Non, je me préoccupe de toi.»

Khadr : «Vous croyez que j'ai l'air en santé? Je ne peux pas bouger mon bras.»

Agent canadien : «À mon avis, vous paraissez bien aller. Je ne suis pas médecin, mais je crois que vos soins sont adéquats.»

Agent canadien, après avoir indiqué qu'il ne peut aider Khadr à rentrer au pays comme ce dernier le demande : «Il y a du beau temps ici. Il n'y a pas de neige.»

Agent canadien, toujours au sujet de la météo : «Je veux rester à Cuba avec toi. Peux-tu m'aider?»

Agent canadien, à Khadr lui montrant ses blessures : «J'ai l'impression qu'elles guérissent bien.»

Khadr : «Non, c'est faux, vous n'êtes pas ici.»