Les efforts de l'homme d'affaires montréalais Steve Maman pour obtenir la libération d'esclaves sexuelles détenues par le groupe armé État islamique soulèvent une controverse grandissante, tant en Irak qu'au Canada.

Dans une lettre mise en ligne la semaine dernière sur le site d'information Vice News, une vingtaine de leaders, d'activistes et de travailleurs humanitaires de la communauté yézidie en Irak et à l'étranger réclament que M. Maman, qui affirme avoir obtenu la libération de 128 femmes et enfants yézidis et chrétiens, fournisse des preuves de ses activités en Irak.

Disant s'inspirer d'Oskar Schindler, sauveteur de 1200 Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, M. Maman a créé en juin l'organisme à but non lucratif Liberation of Christian and Yazidi Children of Iraq (CYCI), dont le siège se trouve à Montréal. Une campagne de sociofinancement est en cours sur l'internet, dont les recettes doivent servir à obtenir la libération de femmes et enfants capturés par l'EI.

Les signataires de la lettre, parmi lesquels figure Babasheikh Khero Ismael, chef spirituel des yézidis, expriment leur perplexité devant certaines prétentions de M. Maman, qui a dit à La Presse avoir récolté 680 000$ jusqu'ici, dont 190 000$ auraient été envoyés en Irak. «Il y a plusieurs semaines, quand son site web disait avoir recueilli 80 000$, le nombre de "femmes et enfants" secourus s'élevait à 102. Le nombre élevé de libérations pour une somme si faible semblait douteux», peut-on lire.

Ils affirment par ailleurs que M. Maman a admis, lors d'entrevues et dans une vidéo qu'il a mise en ligne, avoir négocié directement avec l'EI. «Nous sommes préoccupés qu'il puisse être engagé dans une entreprise dont le résultat net est de fournir des fonds à des djihadistes sans aucune supervision.»

M. Maman nie formellement l'existence de contacts avec l'EI. «CYCI NE finance PAS l'EI ni ne négocie avec lui, a-t-il écrit sur la page Facebook de son organisation. L'EI a amassé sa fortune de plusieurs façons, mais CYCI n'est pas l'une d'elles.»

«Ces femmes et ces enfants innocents sont vendus par l'EI à des courtiers en Irak qui continuent de leur infliger de mauvais traitements ou les vendent pour le commerce du sexe, ajoute-t-il. Nous intervenons en négociant avec les courtiers pour ramener ces femmes et ces enfants en sécurité.»

Contradictions

En entrevue téléphonique, M. Maman a maintenu la même position. Il a de plus exprimé des doutes sur l'authenticité de la lettre, la décrivant comme une «invention» qui «n'est pas supportée» et notant qu'elle ne comportait pas de signatures manuscrites ni d'en-tête officiel.

Invention ou pas, l'avocat de M. Maman n'a pas hésité à envoyer une mise en demeure aux signataires, les menaçant d'une poursuite en dommages de 5 millions s'ils continuaient de s'exprimer publiquement au sujet de CYCI ou tentaient de communiquer avec M. Maman.

Pour ajouter à la confusion, quelques heures plus tard, CYCI annonçait, à la toute fin d'un long message sur sa page Facebook, que l'organisation «répondra aux leaders yézidis et leur enverra des preuves à jour de son travail».

M. Maman a depuis changé son fusil d'épaule. Un nouveau message Facebook indique désormais que la demande des Yézidis est «téméraire», mais qu'il est prêt à partager l'information dont il dispose avec le gouvernement du Canada, de l'Irak ou des États-Unis, ou avec le président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani.

Ces contradictions dans le discours de CYCI et de M. Maman laissent perplexe l'un des signataires de la lettre, Matthew Barber, étudiant au doctorat à l'Université de Chicago et spécialiste de la communauté yézidie, que La Presse a joint par téléphone. «Comment peuvent-ils en même temps nous envoyer une mise en demeure et dire qu'ils veulent fournir des preuves?», demande-t-il.

Outre M. Barber, La Presse a parlé avec deux autres signataires, Khider Domle, de l'Université de Dohuk, et l'ancienne députée au Parlement irakien Ameena Saeed Hasan. Tous deux ont confirmé avoir signé la lettre ouverte. «Je vis à Dohuk, où sont situés tous les camps où vivent les yézidis. Nous avons fait le tour et demandé si Steve Maman était venu en aide à quelqu'un. Personne ne le connaît», s'étonne Mme Saeed Hasan.

M. Maman a fait parvenir à La Presse quelques photos de ce qui semble être quatre ou cinq familles, dont certains membres remplissent des formulaires indiquant qu'ils ont été rescapés par CYCI. Il est toutefois impossible de vérifier leur identité de façon indépendante.

CYCI affirme par ailleurs secourir des «femmes yézidies et chrétiennes» victimes d'esclavage sexuel. Or, souligne Mme Saeed Hasan, «il n'y a pas de femmes chrétiennes qui ont été capturées et réduites à l'esclavage par l'EI, seulement des yézidies, car elles sont considérées comme des infidèles».

Ce que confirme Samer Muscati, de la division des droits des femmes de Human Rights Watch. «Nous avons documenté les violences dans le nord de l'Irak et les enlèvements et l'asservissement étaient systématiques pour les femmes yézidies. Ni Human Rights Watch ni les autres organisations qui s'intéressent à la question n'ont documenté cela pour les autres minorités», dit M. Muscati, qui était auparavant le recherchiste de HRW en Irak. «Ça sonne une alarme», dit-il.

Des critiques canadiennes

La croisade de CYCI fait aussi des sceptiques au Canada, notamment la Fondation RINJ (pour Rape Is No Joke), de Toronto. En entrevue, M. Maman accuse cette ONG active en Irak de s'être livrée à «une campagne de salissage et de diffamation» à son endroit.

Malgré une mise en demeure l'intimant de ne plus parler de CYCI, le directeur principal de RINJ, Micheal O'Brien maintient ses critiques envers les méthodes de l'organisation de M. Maman et affirme avoir formulé une plainte à la Gendarmerie royale du Canada. «Ils sont probablement enthousiastes et bien intentionnés, mais ça doit cesser, dit-il. Nous parlons à beaucoup de monde sur le terrain, et ce que nous apprenons, c'est que les courtiers sont frénétiques. Ils savent qu'il y a beaucoup d'argent à faire. Ils veulent tous leur part du gâteau.»

C'est précisément ce que craint François Audet, professeur à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM et directeur scientifique de l'Observatoire canadien sur les crises et l'aide humanitaire. «On continue à alimenter le processus de prise d'otages, dit-il. On fait en sorte que l'État islamique va continuer à enlever des filles parce qu'il sait qu'il y a un acheteur potentiel au bout du compte. [M. Maman] continue à faire marcher le cycle de la terreur.»

M. Maman rétorque qu'en l'état actuel des choses, le «califat est fermé»: le territoire sous la coupe de l'EI est relativement stable et les yézidis sont maintenant sous protection kurde, ce qui réduit les risques que de nouvelles personnes soient faites prisonnières.

M. Audet dit comprendre l'existence d'initiatives comme celles de CYCI «face à l'immobilisme de l'Europe et de l'Occident et la paralysie du Conseil de sécurité des Nations unies». «Mais je ne recommande à personne de donner à cette initiative», dit-il.

Les signataires de la lettre publiée par Vice News demandent justement que cessent les dons à l'organisation de M. Maman tant que celui-ci n'aura pas fourni aux représentants de la communauté yézidie des preuves documentées de ses activités de sauvetage. Ils menacent d'ailleurs de demander aux autorités canadiennes d'enquêter si M. Maman ne s'exécute pas.

Des explications

Les affirmations de Steve Maman laissent pour le moins perplexes les leaders de la communauté yézidie, qui réclament des preuves des libérations qu'il prétend avoir obtenues. Voici quelques-unes des explications qu'il a données jusqu'ici.

Combien ça coûte?

Steve Maman affirme qu'il a commencé à financer la libération de personnes retenues de force par l'État islamique il y a huit mois, avec son propre argent. «À l'époque, ça coûtait de 50 à 250$ par personne. Les coûts étaient une bagatelle», dit-il. Une centaine de personnes auraient ainsi été secourues, selon lui. Ce n'est qu'en juin qu'il a créé CYCI. Entre-temps, le tarif avait changé. «Ça a vachement augmenté. Le prix de nos courtiers est de 2000 à 3000$ environ, parfois jusqu'à 3500 ou 4000$», dit-il. Pour élevées qu'elles soient, ces sommes sont nettement inférieures aux rançons payées par les familles irakiennes pour récupérer des proches capturés par l'EI. «Les derniers cas ont coûté entre 25 000 et 40 000$», a indiqué à La Presse un haut placé d'une organisation de défense des droits de la personne, qui a requis l'anonymat.

Qui sont ces «courtiers» ?

CYCI dit faire affaire avec des «courtiers» pour obtenir la libération des femmes et enfants prisonniers de l'EI. Qui sont-ils? Pour des raisons de sécurité, leur identité demeure confidentielle, indique CYCI sur son internet. «Nos hommes sur le terrain sont en contact direct avec des courtiers qui vivent à l'intérieur du califat de l'État islamique et suivent les règles extrêmes qui s'y appliquent», peut-on lire. «Ces "courtiers" travaillent fort et se font passer pour des citoyens favorables à l'EI afin de racheter les filles. [...] La plupart de ces courtiers ont perdu des frères, des parents par alliance, des cousins, etc. et pourvoient au besoin de leurs familles.»

Où vont les rescapées?

Après leur libération, les femmes «sont envoyées au camp pour personnes déplacées du chanoine Andrew White au Kurdistan», peut-on lire sur le site de CYCI. Le chanoine était jusqu'en 2014 prêtre à Bagdad, avant d'être rappelé par l'Église anglicane pour des raisons de sécurité. Dans un courriel cité par Vice News, Rasheed Rasheed, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Dohuk, indique toutefois que «le HCR ne connaît aucun camp dirigé par «Andrew White, le vicaire de Bagdad ou le chanoine White». La Fondation pour le secours et la réconciliation au Moyen-Orient, qu'il dirige, mentionne toutefois sur son site internet subvenir aux besoins médicaux des jeunes filles yézidies et chrétiennes libérées des griffes de l'EI. 

Une corroboration? 

CYCI a publié vendredi le témoignage d'un Canadien installé au Kurdistan, Sean Moore, originaire de Chatham en Ontario, qui se présente sur Facebook comme un détenteur de «Canadian International PRESS creds» (carte de presse canadienne internationale, sic). Il dit avoir assisté à une libération organisée par CYCI, à l'invitation de M. Maman. «Les membres de l'équipe de M. Maman sur le terrain sont des experts et ça paraît», écrit-il. La Presse n'a pas trouvé de traces de reportages que M. Moore aurait publiés. Sur sa page Facebook, il dit faire du travail humanitaire au Kurdistan depuis janvier. Depuis le 12 août, il récolte sur le site de sociofinancement GoFundMe de l'argent pour distribuer des denrées aux habitants de la région. Il a récolté 3000$ jusqu'ici, dont 2000$ samedi. Nous avons tenté sans succès de communiquer avec M. Moore, hier.