Les manifestations meurtrières du début de l'année ont fait place à un statu quo tendu au Venezuela, où plus de 70 manifestants sont toujours emprisonnés. «Il ne manque qu'une étincelle pour allumer le pays», dit un analyste. La Presse fait le point.

Les manifestants n'occupent plus les grands boulevards de Caracas. Les pneus enflammés ont disparu des intersections. Les tireurs d'élite ont quitté les toits.

Emiliana Duarte ne se sent pas en sécurité pour autant.

«La qualité de vie s'est détériorée depuis la fin des manifestations: les pénuries de nourriture et de médicaments sont la norme, la malaria fait un retour après 50 ans d'absence, et les hôpitaux manquent de ressources», dit en entrevue Mme Duarte, analyste et blogueuse sur Caracas Chronicles, un site «d'opposition modérée» qui traite des enjeux d'actualité au Venezuela.

Tandis que le Venezuela fait les manchettes dans le monde après avoir obtenu un siège au Conseil de sécurité, le pays semble s'enfoncer dans un état de crise permanent.

Habituellement rares au Venezuela, les assassinats politiques ébranlent le pays: le 1er octobre, le parlementaire Robert Serra, membre du parti au pouvoir, a été retrouvé ligoté et poignardé à mort. Quelques jours plus tard, José Odreman, chef d'une milice progouvernementale, a été tué au cours d'une fusillade avec la police lors d'un raid dans les bureaux de son organisation à Caracas.

L'inflation atteint 63,4% cette année, le taux le plus élevé en six ans, un problème causé par les manifestations du printemps dernier, selon le gouvernement. Le pays est en récession: l'économie du Venezuela se contractera de 5% au total pour la période 2014-2015, selon la firme londonienne Capital Economics.

Mme Duarte note que, depuis les manifestations antigouvernementales, la peur est plus que jamais un outil de propagande quotidien pour l'État.

«L'imposante machine médiatique de l'État répand des théories du complot à longueur de journée au lieu de couvrir les problèmes urgents de la population. Les manifestants sont des «ennemis de la nation», et c'est répété partout, ad nauseam.»

Une figure de l'opposition emprisonnée

Plus de 70 manifestants arrêtés en février et en mars sont toujours en prison. Le plus célèbre, le politicien de l'opposition Leopoldo López, est emprisonné depuis février, et jugé dans un «simulacre» de procès par Human Rights Watch.

Ricardo Peñafiel, professeur associé au département de sciences politiques de l'UQAM et chercheur au Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL), dit ne pas être surpris par la tournure des événements.

«Ce n'est pas la première fois que Leopoldo López ou d'autres leaders de l'opposition sont accusés de crimes farfelus puis innocentés par la justice après de longs procès, dit-il. Le but de l'opération n'est pas tant de gagner que d'écarter M. López de la scène politique.»

M. Peñafiel note que la grande différence est que le président Nicolas Maduro est «beaucoup moins rusé» que ne l'était Hugo Chávez.

«Ne trouvant pas le bon degré de fermeté, il pourrait commettre l'erreur de s'immiscer de manière trop évidente dans le déroulement de la justice, un peu comme il n'a pas su doser non plus le type de contrôle policier des manifestations en s'adonnant à une criminalisation de l'action collective au printemps dernier», dit-il, ajoutant que cette criminalisation n'est pas unique au Venezuela et se retrouve «chez beaucoup trop d'autres États supposément démocratiques».

Javier Ciurlizza, directeur d'International Crisis Group pour l'Amérique latine, installé à Bogota, en Colombie, note que le ras-le-bol d'une partie de la population envers le gouvernement ne s'est pas traduit par l'émergence d'une solution de rechange viable.

«L'opposition est divisée. Le mouvement contre Maduro n'a pas produit de figure emblématique capable de rassembler les milliers de chavistes modérés, désabusés par la situation.»

Le résultat, dit-il, est pire: un pays abandonné, faute d'occasions favorables, par l'élite universitaire, une structure étatique qui se dégrade, les pénuries et l'économie en déroute. «Il y a un fort degré d'incertitude au Venezuela. Le pays est une bombe à retardement en Amérique latine. Il ne manque qu'une étincelle pour l'allumer.»